Une tradition ancestrale de sylviculture
C’est lors d’un récent voyage sur l’Île de Beauté que j’ai eu le plaisir de rencontrer Orso Cerati, un technicien forestier œuvrant au sein du Centre Régional de la Propriété Forestière (CRPF) de Corse qui est un organisme au service des propriétaires forestiers s’apparentant à la mission des Agences de mise en valeur des forêts privées du Québec. Avec lui, j’ai eu le privilège de visiter quelques parcelles de chêne- liège dans les environs de Sartène, fabuleux village accroché sur les collines en Corse-du-Sud. J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer un jeune propriétaire forestier qui souhaite réaménager un peuplement de chêne-liège en régénération au stade de gaulis après le passage d’un incendie. Cette visite-conseil en compagnie d’Orso m’a permis de prendre la pleine mesure de l’accompagnement des producteurs offert pour mobiliser les propriétaires soucieux de reprendre en main la sylviculture particulière des forêts méditerranéennes.
Le territoire de l’Île de Beauté est composé à 58 % de boisés. De ces 507 000 ha, 355 000 ha sont des forêts productives, c’est-à-dire qu’elles sont accessibles et n’incluent pas le maquis arbustif (un écosystème en friche de la région méditerranéenne). Enfin, 80 % des forêts Corse sont de tenures privées. Les principales essences arborescentes com- prennent le chêne vert, le pin maritime, le chêne-liège, le majestueux pin laricio en altitude, le chêne pubescent, le châtaignier et le hêtre.
Le liège, une culture unique
Le marché du liège fut particulièrement florissant à la fin du XIXe siècle avant de péricliter à cause de l’exode rural, des guerres successives et de la chute du prix du liège causée par l’augmentation du coût de la main-d’œuvre française.
La concurrence du liège étranger (Sardaigne, Portugal, Espagne, Maghreb) a mené peu à peu à l’abandon des forêts cultivées pour le chêne-liège. En conséquence, le manque d’entretien a conduit à l’envahissement des forêts par le maquis. L’âge d’or de l’exploitation du chêne-liège en Corse a été atteint dans les années 1960, mais les politiques locales veulent propulser à nouveau cette culture en mettant en place un plan de relance de la filière bois sur l’île.
En Corse, le chêne-liège (Quercus suber L.) occupe 30000 ha de peuplements purs. Sa présence est néanmoins estimée à 65 000 ha tous peuplements confondus (purs, mélangés et maquis). Il est particulièrement adapté au climat méditerranéen tempéré à hiver doux. Présent du littoral à 700 m d’altitude, le chêne-liège ne tolère pas un sol calcaire ou engorgé d’eau. Cette essence de pleine lumière apprécie l’humidité de l’air, mais craint le froid.
Les beaux peuplements sont principalement situés sur les premiers plateaux de la côte orientale. On en retrouve aussi de beaux dans le sud-ouest de l’île, notamment aux alentours de Sartène, haut lieu traditionnel du chant corse. Ces peuplements, nommés suberaies, possèdent un fort potentiel sur l’île en raison de la renommée et de la qualité des produits qu’on retire de leur écorce. On estime que seulement 20 441 ha sont exploités, soit moins d’un tiers de la surface totale des suberaies. Ainsi, ce potentiel de production qualitatif et quantitatif reste largement sous-exploité.
En forêt privée, les forêts de chêne- liège occupent 99 % des suberaies de l’île. Elles sont principalement gérées pour l’exploitation du liège. Il faut normalement plus de 100 arbres à l’hectare pour conduire une sylviculture du liège en forêt exploitable. Les suberaies peuvent être pures ou mélangées avec d’autres essences. On observe ainsi le chêne-liège dans différentes formations végétales : les suberaies pures très claires à denses et les suberaies mélangées dominées par le chêne-liège. On trouve aussi des maquis à chêne-liège et chêne vert. Dans ces derniers peuplements, la composition évoluera naturellement vers une forêt de chêne vert au détriment du chêne-liège si aucune intervention sylvicole n’est pratiquée.
Qu'est-ce que le liège?
Le liège est la partie externe et homogène de l’écorce du chêne-liège protégeant l’arbre des insectes, des incendies, du froid et des événements climatiques. Il lui permet également de respirer par l’intermédiaire de minces canaux appelés « lenticelles ». Cette écorce élastique, imperméable et bon isolant thermique est constituée de cellules mortes aux parois imperméabilisées par un composé chimique appelé « subérine ».
Le liège est un matériau qui démontre de nombreuses qualités. Son élasticité et sa compressibilité lui attribuent un pouvoir d’absorption comme amortisseur d’impact sonore. Il est d’une haute imperméabilité, présente une faible combustibilité, agit comme isolant thermique, ne présente pas de toxicité et a l’avantage d’être léger. Bref, c’est un matériau écologique renommé.
La production actuelle du liège en Corse est de 1 100 tonnes par an. En 2015, la récolte a été estimée à 600 tonnes métriques, ce qui correspond à 10 % d’accroissement annuel. Un arbre de 25 cm de dia- mètre produit 8 kg de liège et un arbre de 65 cm de diamètre produit 40 kg de liège récoltables tous les 10 à 12 ans.
La levée du liège
L’opération de levée est réalisée par un leveur ou un écorceur. Une hache au manche biseauté permet le décollement des plaques. Le leveur commence à façonner une couronne horizontale du liège tout en respectant la hauteur prescrite. Ensuite, il délimite les futures planches en créant des fentes verticales. Il s’aide des fentes naturelles de l’écorce où il introduit le tranchant de sa hache qu’il fait tourner pour décoller le liège. Il continue son travail en décollant les planches grâce au manche de sa hache, dont la forme en biseau facilite l’introduction entre la zone génératrice de l’écorce, aussi appelée « la mère », et le liège. Pour faciliter le décollement, le leveur peut frapper avec précaution le bord de la planche avec le dos de sa hache. Par la suite, le transport des planches peut se faire à dos d’homme, avec l’aide d’ânes ou de mulets dans les terrains escarpés ou bien avec l’aide de porteurs forestiers mécanisés sur les pentes plus douces. Lorsque le liège n’a jamais été récolté, on parle d’un liège mâle. Une fois le liège récolté, la partie apparente de l’écorce laissée en place sera dorénavant désignée liège femelle.
La récolte du liège est un stress pour l’arbre, il est donc important de respecter certaines règles de bonnes pratiques pour la survie de l’arbre et la pérennisation du peuplement.
Les lièges mâles, brûlés ou trop épais seront destinés aux marchés de panneaux d’isolation et d’étanchéité. Les rebuts de liège bouchonnable et très épais permettront la fabrication de bouchons reconstitués. Les lièges femelles de reproduction seront généralement plus denses et serviront à la fabrication de bouchons. C’est la meilleure valorisation du liège sur le marché́ actuel.
Vulnérabilités
Les forêts corses situées à la confluence de climats variés sont très sensibles aux variations de température. Entre 1960 et 2000, les données climatiques montrent une augmentation de 1,6 °C dans plusieurs régions de Corse. Selon les dernières prévisions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les températures moyennes pour- raient s’accroître de 1 à 4 °C en 2100.
Les peuplements de chêne-liège sont aussi concernés par ces préoccupations. De nombreux dépérissements ont été constatés sur leurs aires de répartition en Corse. Face à l’augmentation du dépérissement, le Centre Régional de la Propriété Forestière (CRPF) de Corse a réalisé en 2015 une étude sur l’impact du changement climatique grâce à l’utilisation de l’outil BioClimSol. Il s’agit d’un outil numérique développé par l’Institut du Développement Forestier (IDF) dans le but d’aider le forestier dans la gestion des peuplements dans un contexte de changement climatique. Cette étude a permis de créer des cartes de vigilance donnant une probabilité de dépérissement du chêne- liège selon différents scénarios climatiques. À l’issue de cette étude, un feuillet d’information a été édité pour bien informer les propriétaires de forêts de chênes- lièges corses.
Ainsi, les propriétaires forestiers corses, fiers de leur patrimoine, sont appelés progressivement à réapprendre ce métier de sylviculteur propre à la suberaie avec le souci du travail bien fait. Lorsque vous déboucherez votre prochaine bouteille, vous aurez dorénavant une nouvelle histoire à raconter à vos convives ! En passant, il y a d’exquis vins corses à savourer, croyez-moi !
Par: Benoit Michaud, technicien forestier, Ressources forestières biotiques
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